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Avec les prisonnières politiques de Birmanie
samedi 3 décembre 2005
En décembre 2005, un rapport alarmant paraissait en France au sujet des conditions de vie des prisonnières birmanes. En voici une présentation et un entretien avec une ancienne détenue.
À l’occasion du 10 décembre, date anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme et journée internationale contre la torture, un rapport alarmant paraît en France, publié par l’Association d’aide aux prisonniers politiques de Birmanie (l’AAPP), en partenariat avec l’association Info Birmanie.
Ce rapport, rédigé à partir de nombreux témoignages d’hommes et de femmes emprisonnés pour leurs idées politiques, révèle et dénonce la barbarie d’un régime militaire au pouvoir depuis 1962, qui demeure aujourd’hui, avec la Corée du Nord, l’un des plus répressifs de la planète.. Si la junte au pouvoir nie officiellement l’existence de prisonniers politiques en Birmanie, Amnesty International estime qu’il y en aurait en réalité plus de 1 350.
Parmi eux, de nombreuses femmes, ferventes défenseurs de la démocratie. Aung San Suu Kyi, célèbre leader du parti d’opposition, la NLD, et Prix Nobel de la Paix en 1991, assignée à résidence depuis mai 2003 dans sa maison à Rangoun (au total, elle a passé plus de dix ans enfermée de cette façon depuis 1989), n’est malheureusement pas la seule femme à souffrir de l’isolement et de la solitude.
Dans des conditions de détentions très difficiles, de nombreuses prisonnières politiques tentent de survivre aux humiliations et aux privations quotidiennes infligées par les autorités pénitentiaires. En tant que femmes, elles ont parfois vécu des humiliations spécifiques. Certaines ont accouché en prison dans des conditions inhumaines. Aujourd’hui, d’anciennes prisonnières politiques - Thida Htway, Daw San San, Yu Yu Hlaing et tant d’autres - osent témoigner.
Un double combat politique.
Thida Htway est une Birmane de 29 ans, dont le sourire respire la douceur. Les traits délicats de son visage et sa fine silhouette lui donnent un air un peu fragile. Mais la vivacité que révèlent tant ses gestes que son regard traduit une personnalité déterminée. Comme deux millions de Birmans et de Birmanes, Thida Htway a dû fuir la Birmanie et tenter de trouver refuge dans un pays frontalier. Depuis un an, elle vit à Mae Sot, au Nord-Ouest de la Thaïlande, à quelques kilomètres de la frontière. Elle n’a pas de statut de réfugiée politique et peut donc être reconduite à tout moment en Birmanie par les autorités thaïlandaises. Comme beaucoup d’autres, sa situation est donc très précaire.
Pourtant, en ce premier samedi d’octobre 2005, Thida Htway ne cesse de rire et de plaisanter. Elle participe à une journée d’échange entre femmes exilées de Birmanie, organisée par l’association des femmes karen (KWO) de Mae Sot. Malgré les réticences des maris, les responsabilités familiales et le risque d’être arrêtées par la police, près de soixante femmes birmanes sont également venues pour participer à ce rendez-vous mensuel tant apprécié.
L’atmosphère est chaleureuse et une complicité se noue très rapidement entre ces femmes qui se rencontrent parfois pour la première fois. De nombreuses organisations, qui travaillent à la frontière birmano-thaïe, ont été invitées, dont la plupart représentent une minorité ethnique. Il existe près de 130 minorités ethniques en Birmanie, mais ce sont surtout les principales minorités - karen, shan, kachin, môn, karenni… - qui demeurent les mieux organisées. Thida Htway, elle, est membre d’un parti politique, le DPNS (Democratic Party for a New Society). Ce parti fut créé en Birmanie juste avant des élections de 1990 et a soutenu la candidature de la NLD, le parti d’Aung San Suu Kyi, fille du héros de l’indépendance birmane (en 1948) et figure emblématique du mouvement démocratique d’opposition à la dictature.
Ces élections démocratiques, organisées par la junte, avaient fait suite au soulèvement populaire du 8 août 1988, réprimé dans le sang par les militaires (entre 5 000 et 10 000 morts). Aveuglée par sa propre bêtise, la junte ne s’attendait absolument pas à l’écrasante victoire de la NLD, qui obtint 82 % des sièges parlementaires. En assignant à résidence la leader Aung San Suu Kyi pendant près de dix ans, elle refuse toujours, aujourd’hui, de reconnaître la victoire de la NLD et de transférer le pouvoir aux députés démocratiquement élus. Parmi les 2 296 candidats qui s’étaient présentés, 84 étaient des femmes et 15 d’entre elles gagnèrent un siège au Parlement. Ce faible pourcentage traduit évidemment la difficulté pour les Birmanes de se faire une place dans un univers encore essentiellement masculin.
Pour autant, les femmes, qui ont obtenu le droit de vote en 1922 lorsque la Birmanie était encore sous domination britannique, ont toujours milité aux côtés des hommes, et en particulier pour l’indépendance de leur pays. Quand leurs compatriotes masculins défiaient les colons en s’appropriant le titre de "Thakhin" (qui signifie "maître" en birman), en principe réservé aux Anglais, elles se donnaient le nom de "Thakhinma". Aujourd’hui, et plus que jamais, les femmes s’investissent dans le mouvement démocratique d’opposition à la dictature militaire, malgré les discriminations et les violences auxquelles elles doivent encore faire face. Leur combat politique peut donc être considéré comme double : elles doivent tout autant se battre pour la démocratie en Birmanie que pour l’égalité des sexes.
Dans la grande salle de réunion de la KWO, la journée d’échange bat son plein. Une discussion s’instaure quand à l’importance de ces journées sur les droits des femmes et les difficultés qu’il faut surmonter pour les organiser. Membre du DPNS depuis des années, Thida Htway est convaincue de la nécessité pour les femmes d’investir la sphère politique, et ce, quoiqu’il en coûte. Elle est bien placée pour le savoir puisque militer pour le DPNS en Birmanie lui a valu d’être emprisonnée par la junte pendant trois ans à la prison Pegu puis à la prison Insein, peut-être l’une des pires. Ces trois années d’isolement, d’humiliations et de violences, loin d’altérer ses convictions, n’ont fait que les renforcer. C’est toujours avec ce sourire amical et plein de douceur qu’elle accepte de raconter les pires années de sa vie.
Arrêtée, interrogée, condamnée… humiliée.
"Je fus arrêtée le 23 juillet 1999, dans la nuit. Après avoir fouillé toute ma maison, les renseignements militaires trouvèrent des tracts du DPNS. Ils me menottèrent et me couvrirent la tête d’une épaisse capuche : l’odeur était insupportable à l’intérieur et je ne voyais plus rien. Je n’avais donc aucun moyen de savoir où ils allaient me conduire. J’étais complètement dépendante de mes ravisseurs. Je fus forcée de monter à l’arrière d’un mini-van, un revolver planté contre mon dos".
Le cas de Thida Htway est malheureusement loin d’être une exception : le rapport de l’AAPP sur la torture dans les geôles de Birmanie vient confirmer le témoignage de Thida Htway sur les arrestations arbitraires : "Toute personne suspectée d’être un dissident politique peut être arrêtée, détenue et interrogée par les renseignements militaires, sans aucun mandat d’arrestation." Les femmes sont, comme les hommes, traquées en raison de leurs idées politiques : en 1988, des femmes ont été arrêtées pour avoir participé à des manifestations non violentes. Thida Htway, elle, a été arrêtée pour ses activités politiques au DPNS : telle une résistante française sous l’occupation militaire allemande, elle collectait des informations et tentait de les communiquer aux organisations démocratiques en exil, en effectuant de nombreux allers-retours vers la frontière. Mais les femmes peuvent aussi être condamnées en raison des activités politiques de leur mari, de leur père ou de leur frère.
L’exemple de Daw Yuu Yuu Hlaing est frappant : en juin 2000, elle n’avait que 18 ans quand elle fut arrêtée par les renseignements militaires. Ces derniers déclarèrent qu’elle serait relâchée quand son mari, démocrate en exil, se rendrait à la police. Prise en otage, elle fut condamnée à deux ans de prison. Elle était enceinte de quatre mois au moment de son arrestation.
Après avoir été arrêtées, les suspectes sont, comme les hommes, emmenées dans des centres d’interrogation. Thida Htway se souvient : "Je fus interrogée pendant huit jours consécutifs, au cours desquelles je ne reçus que trois repas et de l’eau en quantité insuffisante. J’étais interrogée sans arrêt, je ne pouvais pas dormir. Je n’avais que très rarement le droit d’aller aux toilettes. Je devais rester debout pendant les heures d’interrogation. J’étais traitée comme une ennemie, je recevais des coups de bâton et même des chocs électriques ". Comme la plupart des prisonniers politiques, Thida Htway fut donc torturée, forcée à donner des informations que bien souvent elle n’avait pas.
Le rapport de l’AAPP, qui dénonce ces méthodes barbares, fait état de nombreux témoignages accablants, à la lecture desquels on est frappé par l’inventivité et le cynisme des tortionnaires. Les détenus sont par exemple forcés de rester pendant des heures dans des positions inconfortables, appelées "poun-za" : la plupart du temps, ils échouent et sont donc battus de plus bel par les militaires. Quand ces derniers découvrent qu’un prisonnier a une phobie particulière (peur des serpents, peur du vide…), ils n’hésitent pas à s’en servir pour torturer leur captif. Beaucoup de prisonniers politiques évoquent également la torture de la "chaise", comme cette femme : "Chaque nuit, huit à dix hommes venaient dans ma cellule, ils étaient toujours ivres. Ils me forçaient à m’asseoir sur une sorte de chaise très haute. Elle n’avait pas de dossier et le siège était très petit. Mes pieds ne pouvaient toucher le sol. Je me concentrais pour ne pas basculer par terre. Ils m’insultaient en hurlanT. " Si les femmes sont généralement moins sévèrement battues que les hommes, elles vivent autant d’humiliations et de traumatismes.
Lorsqu’elle a eu ses règles, Thida Htway se souvient combien les militaires l’ont humiliée : non seulement ils refusaient de lui donner des serviettes hygiéniques ou un sarong de rechange, mais en plus ils se moquaient d’elle publiquement. Menottées, parfois déshabillées, les femmes sont encore plus exposées que les hommes aux violences sexuelles, d’autant qu’elles sont systématiquement interrogées par des hommes. Une femme témoigne, dans le rapport de l’AAPP : "L’officier me gifla plusieurs fois pendant que d’autres me donnaient des coups de poing dans le dos. Après, il me menaça en disant ’Et n’oublie pas que tu es vierge.’ Je fus encore plus terrifiée par de telles paroles que par les coups qu’il me donnait. "
Beaucoup de femmes en Birmanie, pour différentes raisons sociales, culturelles et personnelles, souhaitent rester vierges avant leur mariage. De telles menaces de viol sont d’autant plus traumatisantes qu’elles font écho aux risques évidents de stigmatisation sociale à la sortie de prison. C’est la raison pour laquelle il est très difficile de connaître le nombre de femmes ayant été violées en centre de détention ou en prison. Peu de femmes témoignent à ce sujet.
Après cette période d’interrogatoire, les détenues ne sont parfois pas jugées tout de suite. Beaucoup racontent qu’elles ont été transférées dans des centres de détention et attendu leur jugement pendant des mois entiers, période durant laquelle elles ne pouvaient pas donner de nouvelles à leur famille. En général, les accusées ne peuvent bénéficier d’un avocat. Tout le système administratif et judiciaire étant contrôlé par les militaires, celles qui en obtiennent un ne pourront de toute façon pas se défendre. Avant que le procès commence, son issue est déjà connue des renseignements militaires. Pour juger les opposants politiques, ces derniers mettent en place des cours spéciales, avec des juges fantoches.
Une ancienne prisonnière politique, Ye Ye Thun, raconte comment son procès était truqué : "Quand je démentais les accusations qui m’étaient faites, mes réponses n’étaient pas enregistrées. " Une autre, Aye Aye Moe, explique que les militaires ont fait intervenir un faux témoin pendant son procès : "Un témoin fut invité à parler, au nom des parties civiles. Il s’appelait Htun Hla Aung. Je ne sais pas si c’était son véritable nom. Je ne l’avais jamais rencontré auparavant. Il ne cessait de fixer le juge et ne jeta pas un seul regard dans ma direction. À l’évidence, il avait appris son discours par cœur. Il disait que mes amis et moi avions organisé une manifestation. C’était totalement faux. "
Les condamnations, en plus d’être arbitraires, sont souvent très lourdes. En 1995, trois femmes ont été condamnées à cinq ans de prison pour avoir porté des tee-shirts sur lesquels la photo de Daw San Suu Kyi était imprimée. Daw San San, l’une des rares députées élues en 1990, fut jugée pour "haute trahison" et condamnée en 1991 à vingt-cinq ans de prison pour avoir participé à une réunion de constitution d’un gouvernement parallèle, à Mandalay, suite au refus de la junte de reconnaître les résultats des élections.
Seule, avec les rats.
Daw San San est aujourd’hui une dame de 70 ans, qui vit à Mae Sot, tout comme Thida Htway. En la rencontrant pour la première fois, on est évidemment frappé par la précision des souvenirs qu’elle garde de ses deux périodes de détention. Condamnée en 1991, elle fut finalement libérée un an plus tard en raison d’un contexte politique favorable lié à la première Convention nationale organisée par la junte. En effet, ne pouvant tout à fait se permettre d’ignorer les résultats des urnes, la junte avait organisé une Convention nationale, à laquelle la NLD s’était associée dans un premier temps, avant de s’en retirer en 1995, constatant qu’il lui était impossible d’influer de quelque manière que ce soit sur les travaux de cette Convention.
Arrêtée et condamnée à nouveau en 1997, Daw San San fut libérée en 2003 dans le cadre d’une vague de libérations de prisonniers. Si Daw San San n’a pas été torturée physiquement et a été moins sévèrement traitée que les autres par les gardiens de prison, notamment en raison de son vieil âge, elle a connu les conditions de détention inhumaines des prisons birmanes : "Après mon jugement, je fus transférée à la prison Insein, dans le quartier des femmes, dans une cellule isolée, qui faisait 6 mètres carrés. Entre les différentes cellules, il y avait un mur fait de planches de bois. Entre les planches de bois, il y avait de nombreux rats. Une fois, je me suis amusée à les compter, il y en avait trente-cinq dans ma cellule. Je devais donner à manger à ces rats, sinon ils montaient sur moi lorsque je dormais. Un gardien apporta un jour un chat pour les chasser, mais le chat s’enfuit lorsqu’il aperçut tous ces gros rats. Parfois, entre les planches de bois, les rats crevaient. "
Les prisons birmanes grouillent en effet de nombreux petits animaux et insectes que les autorités des prisons ne cherchent pas vraiment à chasser. Rats, serpents, scorpions, araignées, lézards, vers… la présence de toutes ces bêtes donne une idée du niveau d’insalubrité des lieux et constitue à l’évidence une menace pour la santé des prisonniers. Pour les autorités birmanes, la vie des prisonniers politiques ne vaut pas plus que celle d’un animal.
Une prisonnière raconte : "Dans la prison, il y avait une sorte de basse-cour avec des cochons et des poules. Un jour, un gardien me déclara sur un ton moqueur que lorsqu’un cochon mourait, il devait écrire un rapport d’une page tandis que lorsqu’un prisonnier politique mourait, il ne devait écrire qu’une demi-page." Dans certaines prisons construites pendant la domination anglaise, les vieux chenils qui servaient pour les chiens des Britanniques ont été convertis en cellules de punition. "Ces cellules étaient très sales. Il y avait une odeur d’urine et d’excrément insoutenable. Il n’y avait pas de fenêtre", se souvient une prisonnière. Quand elles ne sont pas isolées dans des cellules individuelles, les prisonnières politiques sont placées avec d’autres détenues, qui sont souvent des criminelles ou du moins des prisonnières de droit commun. Les gardes demandent parfois à ses dernières de surveiller les prisonnières politiques, créant ainsi une hiérarchie entre les détenues. Parfois, il n’y a pas assez de matelas pour toutes les détenues. Ce sont très souvent les prisonnières de droit commun qui sont privilégiées, selon la logique bien connue du "diviser pour mieux régner".
Dans les prisons birmanes, zones de non-droit, les prisonnières politiques vivent donc encore plus d’injustices que les autres détenues. Dans certains cas, les codétenues, originaires d’ethnies différentes, ne parlent pas la même langue et ne peuvent donc pas vraiment communiquer entre elles. Communiquer avec d’autres prisonnières politiques n’est de toute façon pas permis en prison et certaines gardiennes répriment sévèrement - au moins par la parole - tout échange verbal entre détenues. Souvent, pour ne pas déprimer, ces dernières chantent ou parlent toutes seules. "Je parlais avec le mur", témoigne l’une d’elle. Enfermées toute la journée, ces femmes n’ont généralement aucune activité. Les livres sont interdits, à l’exception des livres religieux, qui sont de toute manière difficile à obtenir.
Parfois, quand elles trouvent un bout de journal, qui par exemple servait à emballer des cheeroots, les détenues exultent de joie : ce bout de papier représente un des seuls contacts qu’elles ont désormais avec le monde extérieur. Certaines font de la gymnastique ou des exercices physiques sur le sol en béton, pour garder la forme et surtout le moral. Une ancienne détenue, Ma Aye Aye Moe, décrit le sentiment d’étouffement qu’elle ressentait, dans sa cellule trop petite : "Le plafond était très bas et je ne pouvais pas lever les bras ; il n’y avait pas de fenêtre et je manquais d’air. En été, les lumières étaient laissées allumées, la nuit comme le jour, malgré la chaleur étouffante. Il y avait un petit trou dans le mur de ma cellule, donnant sur l’extérieur, et je m’en approchais parfois, pour respirer." Sortir, prendre l’air : dans le meilleur des cas, les détenues n’ont droit qu’à deux "promenades" de quinze minutes par jour, dans la cour de la prison. Ces sorties ne sont pas toujours autorisées, en particulier pour les prisonnières placées en cellules d’isolement ou de punition.
Enfin, les visites des familles sont très rares et, en général, limitées à deux par mois. Elles ne durent souvent que quelques minutes, alors que les familles viennent parfois de très loin. Une double grille sépare les prisonnières de leurs proches, afin qu’elles ne puissent pas les toucher. Parfois, les familles apportent de la nourriture ou des serviettes hygiéniques mais les autorités de la prison ne donnent pas toujours leur accord. Pendant toute la (courte) durée des visites, les gardiens sont présents pour surveiller et prennent parfois des notes sur ce qui est dit entre les détenues et leurs proches. Une ancienne prisonnière politique raconte : "Avant les visites, nous devions signer un papier indiquant que nous nous engagions à ne parler ni des conditions de détention ni de politique. "
Captives réduites au silence et à la solitude, on imagine mal comment les prisonnières parviennent à supporter des années entières de détention. Certaines sombrent dans la folie ou se suicident : ce fut le cas de Tin Tin Nyo, ancienne leader du mouvement étudiant de 1988, qui se donna la mort dans sa cellule, le 31 décembre 1993, à l’âge de 29 ans.
Vie et survie.
Donner la vie dans une prison birmane est une épreuve très douloureuse, alors qu’elle devrait apporter joie et émerveillement. Yin Yin May raconte comment elle a accouché dans des conditions difficiles : "Le 29 juin 1991 à neuf heures du soir, j’ai ressenti des contractions très douloureuses. À minuit, voyant que je ne pouvais plus supporter ces douleurs, mes codétenues ont appelé la gardienne. À deux ou trois heures du matin seulement, un médecin est arrivé et a constaté que j’allais bientôt accoucher. Les autorités se sont donc préparées à m’envoyer à l’hôpital, situé à l’extérieur de la prison. Avant d’obtenir l’autorisation de sortie, on m’a demandé de signer onze documents, alors que j’étais au bord de l’évanouissement. À 5 heures du matin, les portes de la prison s’ouvraient et j’étais enfin transportée dans un camion jusqu’à l’hôpital. La route était chaotique ; je perdais mes eaux sur le siège. Je n’ai pas été traitée comme un être humain, mais comme un animal. "
Après avoir accouché, les femmes doivent choisir entre garder l’enfant avec elles en prison ou bien le confier à leur famille. Un choix évidemment très difficile. Si elles choisissent de le garder, elles savent que l’enfant sera exposé à la malnutrition et aux mauvaises conditions d’hygiène auxquelles elles doivent elles-mêmes faire face. Daw Yu Yu Hlaing, cette jeune femme de 18 ans, qui fut emprisonnée à la place de son mari alors qu’elle était enceinte de quatre mois, décida de garder son enfant auprès d’elle, et raconte aujourd’hui comment les autorités de la prison négligeaient les femmes qui avaient un bébé : "Les autorités ne nous aidaient pas du tout. On ne me donna pas d’habits pour mon enfant. Seuls les autres prisonniers m’aidaient. Quand ils ont su que j’étais enceinte, ils m’ont consolée et encouragée."
Dans les difficultés quotidiennes avec leur nouveau-né, et malgré le regard réprobateur des gardiennes, les femmes tentent de s’entraider. Yu Yu Hlaing raconte comment elle a aidé une femme qui venait d’accoucher presque en même temps qu’elle : "J’ai sympathisé avec une femme qui avait été condamnée à trois ans de prison parce qu’elle était allée en Thaïlande illégalement. J’avais de l’empathie pour elle car elle était enceinte comme moi. Elle a donné naissance à son enfant en prison. Après avoir accouché, elle ne pouvait pas allaiter suffisamment son bébé car elle souffrait de malnutrition. Quand j’ai donné naissance à mon enfant, le sien avait six mois. Son enfant était très maigre et souffrait aussi de malnutrition. La famille de cette femme ne pouvait pas vraiment la soutenir car elle habitait trop loin de la prison. Elle n’avait donc personne. Son enfant criait et pleurait fort quand il avait faim, surtout la nuit. Des prisonnières se plaignirent. Cette femme en devenait encore plus déprimée. Elle a même essayé de tuer son enfant plusieurs fois. Quand la gardienne de prison l’apprit, mon amie a reçu des coups de bâton en guise de punition. Mais la gardienne ne nourrissait pas davantage l’enfant. Après mon accouchement, j’ai pu allaiter mon enfant pendant trois jours. J’allaitais aussi le sien pendant le jour seulement car nous étions séparées la nuit. La nuit, son enfant avait donc faim et pleurait beaucoup."
Boire, manger, se soigner : les besoins les plus élémentaires ne sont absolument pas garantis dans l’enfer des prisons birmanes. L’eau est toujours servie en quantité insuffisante et doit à la fois servir pour s’hydrater et se laver. Une prisonnière politique se souvient : "Nous recevions sept bols pendant la saison des pluies et seulement trois bols en saison sèche ". Lorsque l’eau vient à manquer, ce sont bien souvent les prisonnières de droit commun qui sont servis les premières. Les femmes avec enfant n’obtiennent généralement pas d’eau en quantité supplémentaire.
Or, elles en ont particulièrement besoin, comme le témoigne Yu Yu Hlaing : "J’avais besoin de laver les affaires de mon bébé et les gardiens refusaient de m’en donner. J’utilisais donc l’eau avec laquelle je m’étais lavé pour nettoyer les affaires de mon enfant. Un jour, je fus sévèrement réprimandée par une gardienne car j’avais tenté d’utiliser, pour nettoyer les affaires de mon bébé, l’eau qu’elle avait utilisé pour son bain." Si les mères dorment parfois à même le sol, elles ne veulent bien sûr pas que leur enfant subisse la même torture. Comme les autorités ne fournissent pas de couchette ou de matelas supplémentaire pour le bébé, elles utilisent généralement leurs sarongs à la place. Mais à cause du manque d’eau, il est très difficile de les nettoyer régulièrement. De plus, elles n’ont en général pas la possibilité d’étendre les habits qu’elles lavent : les tissus restent donc humides et odorants.
Lorsqu’elles ont leurs règles, les femmes dont la famille n’a pas apporté de serviettes hygiéniques doivent également utiliser leur sarong. Affaiblies, les détenues ne peuvent guère compter sur les plats servis dans les prisons pour se maintenir en bonne santé. Beaucoup de témoignages indiquent que la nourriture est de très mauvaise qualité : "Nous recevions une soupe de riz le matin. Le midi, nous avions droit à une soupe de pois (avec beaucoup plus d’eau que de pois) et une pâte de poisson. Il y avait du sable dans la pâte de poisson. Le soir nous recevions du riz - le riz était marron et dur - avec un peu de légumes", raconte une ancienne détenue.
On devine l’impact d’une telle malnutrition, à long terme, sur la santé des femmes. Le système médical des prisons birmanes étant très défaillant voire inexistant, les détenues gravement malades peuvent se retrouver sérieusement en danger de mort. Yee Yee Htun témoigne : "Un jour, pendant les six mois d’isolement dans ma cellule, j’eus une douleur terrible à l’estomac, et il a fallu que je demande de l’aide. Le docteur vint me voir, m’examina et ordonna à une aide-soignante d’aller me faire une injection.
Pendant l’injection, une autre aide-soignante entra précipitamment dans ma cellule et cria : ’Arrête l’injection, le docteur a dit qu’il s’était trompé !". Le personnel médical est généralement incompétent et, parfois même, c’est aux prisonniers de droit commun que les médecins font appel pour les épauler.
Les femmes qui vont se faire soigner ne sont pas à l’abri d’abus sexuels. Aye Aye Thin raconte par exemple comment l’une de ses codétenues, qui avait une tumeur au sein fut "soignée" par un médecin : "Elle ne voulait pas aller voir le docteur parce qu’elle avait entendu dire qu’il avait des attitudes déplacées avec les femmes. Mais comme elle souffrait, nous l’avons encouragé à y aller quand même. Nous avons obtenu la permission des autorités de l’accompagner. Le docteur dit qu’il devait lui toucher la poitrine. Nous lui faisions confiance. Il lui toucha les seins pendant un moment. Puis, finalement, il recommanda à notre amie de se masser la poitrine régulièrement avec de l’eau chaude. Il ne lui donna aucun médicament." Qu’il s’agisse des malades du cancer ou du VIH, ils n’ont donc pas du tout accès à des soins sérieux et il est impossible aujourd’hui de connaître le nombre de détenus touchés par ces maladies.
Résister.
Malgré leur quotidien très difficile, la grande majorité des prisonnières politiques ne faiblissent pas. Dans la mesure du possible, elles tentent de s’entraider. Elles partagent leurs rares médicaments - apportés par les familles -, leur nourriture, leur eau, les savons, les habits, tout autant que leurs souffrances. Si les relations avec les prisonnières de droit commun ne sont pas toujours aisées, il existe quand même de temps à autre une solidarité entre les prisonnières politiques et les autres détenues. Parfois, les secondes admirent les premières, en raison de leur combat pour la démocratie, mais aussi parce que, bien souvent, elles sont plus instruites.
Leur résistance est avant tout intellectuelle, voire spirituelle. Daw San San raconte comment elle tentait d’oublier sa condition en suivant des préceptes bouddhistes : "Tous les matins à 5 heures et les soirs à 20 heures, un sermon était donné par les autorités pénitentiaires. Certains des sermons étaient vraiment bien, comme celui-ci : ’Les gens ne doivent considérer que le présent. Ils ne doivent pas se sentir désolés, en colère ou inquiets pour ce qui aura lieu dans le futur.’ Je suivais ce sermon. […] Je récitais le vers ’Than Boat Day’ Pali des centaines de fois par jour et le vers ’Pa Htan’ Pali deux fois par jour. J’étais donc bien occupée chaque jour." Quand à Khin Mar Kyi, elle se raccrochait à son désir de démocratie pour la Birmanie en se disant : "Je n’ai rien fait de mauvais. Je suis dans le juste. J’ai agi pour la volonté de la majorité. Je l’ai fait pour que mon peuple connaisse un jour les droits civiques qu’il mérite."
Tout comme Aung San Suu Kyi, leader de la LND et figure d’opposition à la dictature, encore aujourd’hui assignée à résidence dans sa maison à Rangoun, les prisonnières politiques veulent garder l’espoir d’une démocratisation de la Birmanie. Le témoignage de Yee Yee Htun résume bien l’esprit de résistance qui anime généralement les détenues : "Nous avions été jetées en prison en raison de nos idées politiques et nous nous efforcions toujours de ne pas faire prévaloir nos sentiments sur nos idées politiques". Le courage de toutes ces femmes est quelquefois salué par la communauté internationale. Si Aung San Suu Kyi a obtenu le Prix Nobel de la Paix en 1991, certaines prisonnières politiques, comme Thida Htway, ont reçu un Award du Trinity College.
En prison, l’union peut faire la force. En janvier 1998, dans la prison de Tharawaddy, où les conditions de détentions sont particulièrement mauvaises, des femmes manifestèrent collectivement leur colère contre la qualité déplorable de la nourriture, en entamant une grève de la faim. Elles s’étaient plaintes de nombreuses fois au sujet du riz infect qui leur était servi et les autorités pénitentiaires avaient ignoré leurs doléances. Pour les punir, les gardes leur interdirent de prendre leur douche.
Au bout de deux jours, une des grévistes, Thi Thi Aung, eut le droit de recevoir une visite de sa famille. Secrètement, elle informa ses proches de cette action collective courageuse. Elle dut par ailleurs soudoyer le garde qui la surveillait pour qu’il ne prenne pas de notes. Ensuite, sa famille se débrouilla pour en informer Aung San Suu Kyi et la BBC : leur action fut donc ensuite largement connue depuis l’extérieur. Pour le régime en place, qui déclare officiellement à la communauté internationale que les prisonniers connaissent de bonnes conditions de détention en Birmanie, la situation était donc devenue préoccupante.
Au bout d’une semaine, les services de renseignements militaires se rendirent à la prison pour s’entretenir avec les prisonnières en grève et, quelques jours plus tard, la qualité de la nourriture fut nettement améliorée. Les prisonnières politiques savouraient leur victoire. Parce que les militaires de la junte s’attachent, surtout depuis 1997, à donner une bonne image de leur pays afin, notamment, d’attirer les investisseurs potentiels, les touristes et donc les dollars, de telles "fuites" d’informations sur les véritables conditions des prisonniers politiques ne leur plaisent pas.
Lorsqu’à partir de 1999, le Comité international de la Croix-Rouge vint à plusieurs reprises visiter des prisons birmanes, les prisonnières se souviennent comment les autorités pénitentiaires tentaient de masquer les mauvaises conditions de détention : "Avant l’arrivée du CICR, certaines cellules étaient repeintes et la nourriture était améliorée" témoigne aujourd’hui une ancienne détenue de la prison Insein. D’autres témoignages indiquent que les prisonniers en plus mauvaise santé étaient cachés dans les anciens chenils.
Dans les geôles birmanes, résister collectivement se solde malheureusement la plupart du temps par une répression sévère des gardiens. Parfois, ce sont les prisonnières de droit commun qui dénoncent les prisonnières politiques. Ces dernières sont alors torturées, souvent à coups de bâton, et placées en cellule d’isolement. Beaucoup racontent qu’elles ont été contraintes de travailler de force : "Je fus affectée à la section nettoyage et à la section de fabrication de cheeroots. Le travail de nettoyage était vraiment difficile. Nous devions par exemple vider les bacs dans lesquels étaient déversés les excréments des prisonniers. Je devais transporter les bacs du premier étage pour aller les porter dans une fosse. C’était un travail très pénible", explique Yu Yu Hlaing. "Je devais également aider à la fabrication de cheeroots. Je n’avais droit à aucune pause. Les autorités pénitentiaires affectaient des prisonniers de droit commun pour chaque section : ils étaient chargés de nous surveiller pendant notre travail. Si l’un de nous ne suivait pas leurs instructions, ils nous battaient. Les prisonniers responsables de nous étaient particulièrement méchants. Ils profitaient de leur situation pour nous extorquer de l’argent." Dans certaines prisons, le travail forcé n’est pas seulement le lot des détenues les moins soumises : il est considéré comme un devoir pour toutes les prisonnières.
Libres ?
Le cynisme des autorités pénitentiaires atteint parfois des degrés inimaginables pour les prisonnières elles-mêmes. Lorsque, par exemple, les gardiens entrent un matin dans la cellule de l’une d’elle en disant qu’elle doit préparer ses affaires pour être libérée prochainement, la détenue s’exécute évidemment, surprise mais tellement heureuse. Le soulagement est immense et la joie inexprimable : quitter ces lieux, enfin ! Quand les gardiens viennent la chercher, la détenue suit docilement jusqu’à la grande porte de la prison. C’est alors que les gardiens la tirent vers eux en rigolant : "Tu ne croyais quand même pas qu’on allait te libérer aujourd’hui !" et la reconduisent aussitôt dans sa cellule.
Ce genre de scène a été plusieurs fois rapporté par d’anciennes prisonnières politiques. On imagine la colère, le désespoir et surtout l’humiliation pour la détenue. Dans ces conditions, on comprend que celles-ci aient du mal à croire les autorités pénitentiaires lorsque le jour de leur libération arrive véritablement. Certaines redoutent même leur sortie de prison, car elles n’ont ni famille ni lieu où aller. Parfois sans formation, elles doivent tenter de survivre comme elles peuvent : "Entre 2000 et 2005, j’ai tenté plusieurs fois de monter des petits commerces, mais je faisais faillite. J’ai donc décidé de partir en Thaïlande, illégalement", raconte Ma Aye Aye Moe.
Même si la Birmanie tente aujourd’hui d’attirer les investisseurs étrangers, sa situation économique demeure catastrophique et la communauté internationale s’alarme des situations de crise humanitaire dans certaines régions. Les militaires, se comportant parfois en véritables milices, saccageant et pillant des villages entiers, sont pleinement responsables de cette situation. Certaines prisonnières politiques redoutent également de poursuivre leur militantisme politique, au risque d’être arrêtées à nouveau.
Avant d’être libérées, elles ont souvent dû répondre à un questionnaire ou signer un document attestant qu’elles ne recommenceraient pas leurs activités politiques. Même libérées, elles demeurent sous étroite surveillance des services de renseignements militaires. Beaucoup de prisonnières politiques racontent comment elles ont été stigmatisées par leur village ou même par leur famille, après leur libération. "Mes proches, qui étaient militants comme moi, m’accueillirent chaleureusement. En revanche, certains de mes amis, qui n’étaient pas politiquement engagés, m’évitaient ostensiblement. Ils avaient peur, en fréquentant une ex-prisonnière politique, d’avoir des ennuis avec les renseignements militaires", explique Aye Aye Win.
Dans ces conditions, trouver du travail est très difficile, d’autant que les renseignements militaires avertissent tout employeur potentiel des risques qu’il prend en embauchant d’anciennes prisonnières politiques. L’une d’elle raconte : "J’avais obtenu un travail dans un hôtel. Un jour, un homme des renseignements militaires est venu et a parlé à mon patron. Quelque temps plus tard, celui-ci est venu me dire que je n’aurai désormais plus de promotion. J’ai quitté mon poste avant qu’il ne me vire". Celle qui a été prisonnière politique restera donc toute sa vie une prisonnière politique. Beaucoup de femmes préfèrent alors quitter la Birmanie et joindre l’une des nombreuses organisations du vaste mouvement de résistance démocratique en exil, notamment en Thaïlande. La plupart des prisonnières politiques, de toute façon, poursuivent leurs activités politiques à leur libération.
Continuer à militer permet peut-être aux ex-détenues de surmonter les difficultés post-traumatiques auxquelles elles doivent faire face. Les tortures physiques et psychologiques qu’elles ont subies en prison ont laissé de profondes cicatrices, parfois difficiles à détecter. De manière générale, les ex-prisonnières politiques ne parlent pas des violences qu’elles ont subies. La honte, la culpabilité et la peur d’être rejetées les en empêchent vraisemblablement. Beaucoup de prisonnières politiques souffrent pourtant d’angoisses, suite à leurs années de prison. Yin Yin May qui, après sa libération, a travaillé en Angleterre pour la BBC, raconte : "Un soir lorsque je rentrais de mon travail, j’ai entendu des pas derrière moi. Je croyais que j’étais suivie. Je pensais que c’était les renseignements militaires de Rangoun qui m’avaient retrouvé en Angleterre. Il était 23 heures et les rues étaient presque désertes. Je ne regardais pas derrière moi, tellement j’étais terrorisée. Arrivée devant chez moi, je me suis retournée et je n’ai vu personne. À ce moment, j’ai compris que le bruit venait du cliquetis de mes clés, dans ma poche."
"Se libérer de la peur", comme le disait Aung San Suu Kyi, n’est pas toujours évident pour qui a passé des années dans les geôles birmanes, mais demeure une nécessité. Aung San Suu Kyi appelle régulièrement la communauté internationale à réagir aux violations systématiques des droits humains par la junte militaire. Pourtant, cette dernière, si elle a signé certaines conventions internationales, comme celle de la CEDAW (United Nations Convention on the Elimination of all Forms of Discrimination against Women), continue d’agresser son peuple, avec une quasi impunité. Pour combien de temps encore ?
Sarah Astier, pour l’association "Les Amis de la Birmanie", le 25 novembre 2005.
Interview : Daw San San
Daw San San a été la vice-présidente du comité administratif de la division de Rangoun de la Ligue nationale pour la Démocratie (NLD), de 1988 à 1991. Elle a été élue députée du district de Seik Kan à Rangoun aux élections de 1990. Elle a fait partie des nombreuses personnes, dont beaucoup d’élus, arrêtées après les élections. Le 30 avril 1991, elle a été condamnée à vingt-cinq ans d’emprisonnement. Libérée en 1992, elle fut de nouveau arrêtée en 1997, condamnée à perpétuité et finalement libérée encore en 2003.
_Pourquoi avoir continué vos activités à la NLD tout en étant consciente que vous pourriez être arrêtée et torturée à tout moment ?
J’ai été membre de la NLD dès 1988. Avant le soulèvement populaire de 1988, je travaillais au ministère du Travail. Pendant le mouvement, nous avons créé le syndicat des travailleurs. J’en assurais la présidence. J’ai dû quitter mes fonctions quand l’armée l’a démantelé. Ensuite, j’ai rencontré Daw Myint Myint Khin, qui me conseilla de m’engager à la NLD. J’ai suivi son conseil. À la NLD, il y avait un Comité pour le travail. Than Tun en était le président. U Maung Ko était également membre de ce comité. Je fus nommée secrétaire. J’avais été retenue en raison de mes compétences dans ce domaine. Voici comment j’ai rejoint la NLD.
_Quand et pourquoi avez-vous été arrêtée ? Comment s’est passée votre arrestation ?
J’ai été arrêtée parce j’avais tenté, avec trente-cinq membres du Parlement, d’instaurer un gouvernement parallèle à Mandalay, suite au refus par la junte militaire de reconnaître le résultat des élections de 1990. Puisque la junte ne nous avait pas donné le pouvoir d’instaurer un nouveau gouvernement, nous avions décidé de le prendre nous-même. À Mandalay, nous avions donc organisé une réunion en octobre 1990 dans la maison d’un des membres du Parlement, afin de choisir nos leaders pour chaque région. Tous les membres du comité central exécutif de la NLD étaient présents.
Nous fûmes arrêtés les uns après les autres. Je fus la dernière arrêtée, en novembre 1990. J’avais essayé de me cacher mais j’étais seule. Je ne pouvais contacter personne, et surtout pas ma famille et mes proches, qui auraient pu être inquiétés. De plus, tous mes amis activistes avaient déjà été arrêtés. La nuit de mon arrestation, le ciel était clair à cause de la pleine lune et il était donc d’autant plus difficile de me cacher. Quand les services de renseignements de la junte me trouvèrent, on me banda les yeux et je fus conduite au célèbre centre de détention, à Yay-Kyi-I. Je fus tout d’abord enfermée dans un bâtiment séparé et interrogée pendant deux jours, avant d’être conduite à la prison centrale.
Comme j’étais la dernière à être arrêtée et que les renseignements militaires avaient donc déjà obtenu les informations qu’ils recherchaient, je ne fus pas du tout torturée. Cependant, j’appris plus tard que certains membres du Parlement avaient été torturés. U Maung Ko, un des prisonniers politiques, mourut en prison en raison du manque de soins médicaux. Les autorités militaires déclarèrent qu’il s’était pendu mais c’est faux.
_À combien d’années avez-vous été condamnée lors de votre première arrestation ?
Nous fûmes tous jugés par une cour martiale militaire, devant la section 1221 de la cour pénale, qui juge les cas de "haute trahison". Nous avions "trahi" en ne signalant pas aux autorités que nous organisions cette réunion à Mandalay. Je fus condamnée à vingt-cinq ans de prison en avril 1991, ce qui signifie la prison à vie. Ceux qui avaient tenté de gagner la frontière, comme U Sein Win (qui est aujourd’hui le Premier ministre de la Coalition nationale du gouvernement de l’Union de Birmanie) et U Bo Hla Htint, furent condamnés à mort.
_Comment étaient les conditions de détention ?
Nous devions dormir à même le sol. Nous n’avions qu’une seule couverture et une natte. Ma cellule faisait 6 mètres carrés. Entre les différentes cellules, il y avait un mur fait de planches de bois. Entre les planches de bois, il y avait de nombreux rats. Une fois, je me suis amusée à les compter, il y en avait trente-cinq dans ma cellule. Je devais donner à manger à ces rats, sinon ils montaient sur moi lorsque je dormais. Un de mes anciens étudiants qui travaillait à la prison [Daw San San a enseigné à l’université de Rangoun, NDLR] apporta un jour un chat pour les chasser, mais le chat s’enfuit lorsqu’il aperçut tous ces gros rats. Parfois, entre les planches de bois, les rats crevaient. Les autorités de la prison tentaient alors de rénover le mur.
Chaque jour, nous avions droit à deux "promenades", une de quinze minutes le matin à 6 heures et une de quinze minutes le soir à 18 heures Nous devions faire des exercices physiques avec les autres prisonniers.
_Qu’est ce qui était le plus difficile à supporter au quotidien ?
En décembre et en janvier, il faisait très froid. En été, malgré la chaleur étouffante, les lumières étaient laissées allumées dans notre cellule, la nuit comme le jour. Nous souffrions beaucoup de la température. Et puis nous étions aussi stressés et déprimés.
Ce qui m’était aussi particulièrement difficile, c’était la fréquence des visites : seulement deux fois par mois.
J’avais toujours très peur d’apprendre le décès d’un proche lors de ces visites. Quand ma fille me disait que ma vieille tante allait bien, il me suffisait de la regarder dans les yeux pour savoir qu’elle ne disait pas la vérité.
_Avez-vous été malade pendant votre détention ? Avez-vous reçu des traitements médicaux ?
Il y avait un hôpital dans la prison principale mais nous n’étions pas autorisés à y aller. Si nous avions besoin de voir un docteur, il fallait en faire la demande. Il y avait bien un docteur qui venait deux fois par semaine dans notre prison, mais ce n’était pas facile pour le rencontrer.
Un jour, je fus prise de vertige et je m’évanouis sur le sol de ciment. Ce fut la seule fois où je fus vraiment malade.
Le docteur contrôlait ma pression sanguine régulièrement, en raison de mon âge.
_Comment avez-vous pris en main votre situation, pour rester en bonne santé tant physique que mentalle et ne pas tomber en dépression ?
La première fois en prison, j’ai fait la connaissance de jeunes étudiantes activistes dans ma cellule. Je cachais mes idées noires, qui auraient pu les démoraliser aussi. C’était des femmes particulièrement fortes psychologiquement. Et adorable, aussi. Parfois, elles faisaient des exercices d’aérobic et nous les acclamions. Nous ne pouvions pas faire beaucoup de méditation car nous étions toujours ensemble. Au début, nous ne pouvions pas leur parler. Mais ensuite, nous avons pu pendant les temps de promenade.
Tous les matins à 5 heures et les soirs à 20 heures, un sermon était donné par les autorités pénitentiaires.
Certains des sermons étaient vraiment bien, comme celui-ci : "Les gens ne doivent considérer que le présent. Ils ne doivent pas se sentir désolés, en colère ou inquiets pour ce qui aura lieu dans le futur." Je suivais ce sermon.
J’ai lu le livre des sermons en anglais. Ce livre m’a appris ce que je viens de mentionner. Quand Bouddha était en vie, on lui demandait : "Pourquoi les moines bouddhistes ont des visages très clairs et calmes ?" Et il répondait : "Ils ne regardent que le présent. Ils ne pensent plus au passé et ne sont pas inquiets du futur." J’écoutais ce sermon et je méditais. Je récitais le vers "Than Boat Day" Pali des centaines de fois par jour et le vers "Pa Htan" Pali deux fois par jour. J’étais donc bien occupée chaque jour.
_En tant que femme, avez-vous eu le sentiment d’être traitée différemment, par rapport aux hommes ?
J’avais la chance d’être suffisamment âgée à l’époque pour ne pas recevoir de mauvais traitements en raison de mon sexe. En outre, l’un des gardiens de prison était un de mes anciens élèves de l’Université. Je dois dire qu’au contraire, les docteurs et les gardes me respectaient parce que j’étais une personne cultivée à leurs yeux.
_Les personnes qui vous interrogeaient et les gardes de la prison étaient informés que vous étiez membre du Parlement. Avez-vous reçu plus de respect que les autres prisonniers politiques grâce à ce statut ?
Oui. J’étais considérée comme la plus âgée et celle qui ne causait pas de problèmes. Les gardiens m’appelaient "Ha May" qui veut dire "mère". Ils savaient que notre condamnation était injuste.
Quand j’étais jeune, j’ai été professeure. Certains de mes anciens élèves étaient devenus officiers de police ou officiers du département civil. Certains avaient pris leur retraite. Ils collectaient de l’argent et me l’apportaient quand j’étais en prison. C’est ma famille qui m’a raconté cela lorsqu’elle est venue me rendre visite.
_Avez-vous rencontré un employé de la prison qui a sympathisé avec vous ?
La première fois, j’ai sympathisé avec les gardiennes et je les aidais : ainsi, un jour, j’ai remarqué que l’une des gardiennes était enceinte et je lui ai donné une robe de maternité. Je les traitais comme mes filles. Parfois, je leur donnais de l’argent quand j’apprenais qu’un membre de leur famille était décédé. En fait, ils dépendaient de notre soutien. Dès lors, ils nous comprenaient davantage. La plupart du temps, comme ils réalisaient que nous étions des politiciens et qu’ils pourraient dépendre un jour de nous, nous avions de bonnes relations avec eux.
En fait, je les plaignais plus que moi-même car ils étaient en prison 24 heures sur 24 heures. Ils étaient de garde pendant trois jours d’affilée.
S’ils étaient assignés au poste de nuit, ils devaient dormir le jour. Ils n’avaient pas le temps de lire et n’avaient aucune connaissance.
_Pourquoi avez-vous été relâchée en 1992 ? Comment s’est passée votre libération ?
À cette époque se tenait la première Convention nationale, et un communiqué officiel avait annoncé la libération de prisonniers politiques. Avant d’être libérés, les prisonniers politiques devaient répondre à un questionnaire des renseignements militaires. Les questions étaient par exemple : "Pourquoi aimez-vous Aung San Suu Kyi ?" ; je devais répondre évasivement et avec tact, ce qui n’est pas trop difficile à faire avec la langue birmane. Je répondais : "Je l’aime bien parce que c’est une femme." Ce genre de réponse peut être donné par n’importe qui. À la question : "Qu’allez-vous faire après votre libération ?", je répondais : "J’irai au centre de méditation" ou bien "Je m’occuperai de ma grande tante." Je ne donnais jamais de vraies réponses.
_Pourquoi avez-vous été arrêtée à nouveau en 1997 ? À combien d’années avez-vous été condamnée ?
Quand je fus arrêtée la deuxième fois, j’étais toujours engagée en politique. J’étais vice-présidente du Comité d’organisation de la NLD à Rangoun. Je m’étais engagée à nouveau en 1995, après la libération d’Aung San Suu Kyi. J’étais membre de la branche sociale de la NLD. J’étais aussi secrétaire du département au travail et présidente de la branche "droits des femmes" pour la division de Rangoun.
En 1997, des articles du Myanmar Lights, le journal d’État, disaient que la NLD allait assister à une deuxième Convention nationale. À cette époque, la première Convention nationale avait été interrompue. Avec la libération d’Aung San Suu Kyi, tout le monde se demandait si la NLD allait participer de nouveau à la Convention nationale. Quand on l’interrogeait à ce sujet, Aung San Suu Kyi ne disait pas clairement si la NLD allait participer ou pas.
À cette époque, la Convention nationale était une question délicate : quiconque critiquait la Convention nationale pouvait être condamné sous la loi 5/96, autrement dit à dix ans de prison minimum.
Il était très difficile de communiquer avec les médias étrangers. À cette époque, les lignes téléphoniques de tous les membres de la NLD étaient coupées, sauf la mienne. Ainsi, la BBC me contacta, grâce à un de mes amis membres du Parlement. J’informai alors le reporter de la BBC que la NLD n’assisterait pas à la Convention nationale parce que nous désapprouvions le membre qui était chargé de convoquer la Convention et que nous exigions que le processus de la Convention nationale soit réformé. Comme le reporter ne connaissait que mon nom et mon numéro de téléphone, je me sentis obligée de lui expliquer ma position à la NLD, afin de donner crédit aux informations que j’avais fournies.
J’avais parlé à des médias extérieurs donc je m’attendais à être arrêtée. Les renseignements militaires ne vinrent pas me chercher immédiatement.
Pendant l’interrogatoire, ils me demandèrent : "Pourquoi avez-vous parlé à la BBC et comment ont-ils obtenu votre numéro de téléphone ?" Je n’étais même pas capable de leur dire comment ils étaient entrés en contact avec moi. Deux jours plus tard, je fus envoyée à la prison Insein, et condamnée à la prison à vie. Je devais en outre purger les dix années restantes de ma première condamnation !
Je fus finalement libérée en 2003 en raison de ma santé faiblissante et aussi parce que, à cette époque, Daw Aung San Suu Kyi et le SPDC tentaient de mettre en œuvre une sorte de feuille de route pour permettre la réconciliation nationale. Dans ce contexte, des prisonniers politiques furent relâchés et j’étais l’une d’entre eux.
_Comment Amnesty International a t-elle obtenu votre libération ?
Ils ont demandé au SPDC de me relâcher à cause de mon grand âge. Mais il ne faut pas s’y tromper : ma libération est bien plus liée au processus de réconciliation qui était engagé qu’aux pressions d’Amnesty International.
Malheureusement, le SPDC se moque bien de ce qu’Amnesty International essaie de faire pour libérer les prisonniers politiques.
_Comment vous sentiez-vous quand vous avez été relâchée ?
(rires)
La première fois, j’étais vraiment heureuse. La seconde fois, j’ai été très surprise. Quand les gardes sont venus me chercher, je ne savais même pas que j’allais être libérée et pourquoi.
_Pourquoi avez-vous quitté la Birmanie ?
En 2003, suite à l’arrestation d’Aung San Suu Kyi à Depayin, de nombreux parlementaires, dont moi-même, écrivirent un courrier à Kofi Annan et au général Than Shwe, le 9 juillet. Je fus arrêtée peu de temps après. Cette fois-ci, j’avais peur de finir en prison pour le restant de mes jours. Je fus détenue pendant seulement une nuit et je m’aperçus très vite que les renseignements militaires ne savaient pas que j’avais participé à l’élaboration de ce courrier. Ils me relâchèrent et je décidai alors de quitter la Birmanie avant qu’ils ne s’en rendent compte.
_Quelle est votre situation aujourd’hui ?
Aujourd’hui, je suis secrétaire de l’Union des membres du Parlement (MPU), et également secrétaire de la Ligue nationale pour la Démocratie en Exil. J’ai été élue secrétaire du MPU en mars 2004, durant le congrès du MPU qui s’est tenu à Washington.
Je vis à Mae Sot, en Thaïlande.
J’ai une carte d’identité australienne et, chaque mois, le gouvernement australien me verse une pension de 900 dollars (australiens).
Interview réalisée par Sarah Astier pour l’association "Les Amis de la Birmanie" le vendredi 28 octobre 2005, à Mae Sot (Thaïlande).