La métaphore souvent utilisée pour caractériser, en son temps, le métier d’agent-e de développement, opposait un exercice « fonctionnaire » du métier à une pratique de « missionnaire » ! Il existerait ainsi une manière institutionnelle, structurée, formalisée, de pratiquer un métier et de s’engager et une autre plus battante, convaincue, combative, voire agressive, plus idéologique que pragmatique et tournée vers l’action et finalement, disons-le, militante ! La question est bien là, on bute sur la militance ! Si le philosophe Emmanuel Mounier constatait que de « militant à militaire il n’y a qu’un pas », Moïra Sauvage dans son récent ouvrage Guerrières ! A la rencontre du sexe fort rappelle que « dans militante, on entend milice, du latin miles, militis » qui veut dire « soldat » et renvoie au combat, la militance est « l’engagement dans une lutte ». C’est tout un vocabulaire militaire, « lutte », « combat », « victoire », qui s’apparente à la militance ! D’ailleurs, les « casquettes » dont nous traitons ici, signifient « petits casques » ! Mais, la même Moïra – qui faisait d’ailleurs partie de l’équipe de Genre en Action qui a couvert le dernier forum d’AWID - intitule la troisième et dernière partie de son ouvrage : « Guerrières sans armes : les femmes engagées ». C’est donc bien d’engagement dont il est question, de l’expression, de la diversité, de la durée et de la force de nos engagements divers et multiples auxquelles nos diverses « casquettes » renvoient !
S’engager, est-ce encore possible ? Facile ? Jouable dans le contexte actuel de postmodernité, celui où l’individualisation des références et l’engagement ponctuel priment sur les engagements collectifs dans la durée ? S’engager, c’est avoir une vision d’avenir, se projeter, se jeter en avant. C’est à la fois une sorte de gageure, de pari à tenir mais aussi une façon de se donner en gage ou une partie de soi en gage (Dictionnaire de philosophie, Christian Godin). Est-ce possible aussi, par les multi-casquettes, de se donner plusieurs fois en gage ou plusieurs parties de soi en gage, sans éclater et exploser ? L’engagement nous implique physiquement bien sûr, par le temps consacré, la fatigue, les déplacements, les réunions multiples. Il nous mobilise intellectuellement, de manière rationnelle mais aussi affective : plaisir des liens et rencontres, satisfaction des réussites – voire exaltation ou jubilation –, mais aussi déceptions, lourdeurs, colères et découragements !
Personnellement, j’ai toujours vécu plusieurs engagements simultanés et diverses appartenances, soit par la dimension de la structure qu’elle soit locale, régionale, européenne ou encore internationale, soit par l’objet social qu’il s’agisse du développement local, du féminisme, du genre ou de la solidarité internationale. Le fait de toujours croiser l’approche territoriale du développement local et l’engagement féministe m’a fait appartenir aux deux domaines en déplorant un cloisonnement souvent très fort entre eux. J’ai toujours tenté de les réunir, d’une part, dans un travail de recherche, d’autre part, en créant le réseau Aster-International qui croise développement local, genre et solidarité internationale mais également en rejoignant Genre en Action, en m’y impliquant activement pour articuler les dimensions locale et internationale. Je me sens à l’aise dans tous les engagements qui privilégient un de ces trois axes, sans sectarisme et sans exclusivité ! Si le fonctionnement est coopératif, participatif, si je me sens associée, sollicitée et interpellée, mon implication sera forte, quelle que soit la « casquette » que je porte !
Mais voilà… Même quand vous désirez porter plusieurs « casquettes », les autres insistent pour vous placer dans une seule case. Si vous défendez le genre dans une structure non spécialisée dans cette approche, vous passez pour la « féministe de service ». A l’inverse, si vous êtes spécialisée en genre, on vous enferme dans cette expertise et alors vous n’êtes plus que la « madame genre de service ». Toutes vos autres compétences sont occultées, votre impartialité est remise en cause. Ces divisions rassurent les uns et affaiblissent les autres. Pourtant, l’engagement n’est pas incompatible avec la recherche, ni avec l’expertise professionnelle. Il peut au contraire les stimuler, en sachant que « notre activité de connaissance apparaîtra toujours suspecte à ceux que nos interrogations sur l’ordre des choses dérangeront » (Danielle Lafontaine, féministe et universitaire québécoise).
Marie-Lise Semblat, présidente d’Aster-International, membre du CA de Genre en Action, membre du bureau de la Conférence Permanente des Coordinations associatives (CPCA) de Picardie, de l’Association pour les universités rurales européennes et de l’Association Européenne d’Information sur le développement local (AEIDL) à Bruxelles.
• GODIN Christian, Dictionnaire de philosophie, Fayard, Editions du temps, 2004.
• LAFONTAINE Danielle, La recherche scientifique et la cause des femmes , in Femmes et politique, sous la direction de Yolande Cohen, Editions Le Jour, Montréal, 1981.
• SAUVAGE Moïra, Guerrières ! A la rencontre du sexe fort, Actes Sud, 2012.
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