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Soudan : l’impact de la décentralisation sur les femmes
samedi 30 mai 2009
Asha Elkarib et ses collègues du Gender Centre for Research and Training ont étudié les répercussions de la décentralisation sur les femmes au Soudan, et ont découvert les répercussions dans le domaine de la santé. Deux femmes de la localité de Halaib sont mortes en couches, incapables de se payer les services médicaux.
Au Soudan, et particulièrement au Darfour et dans d’autres États du sud, il est fréquent que des femmes meurent par suite d’un travail ou d’un accouchement difficile, précise Asha Elkarib, directrice du centre. Près de la moitié des Soudanaises (48 %) accouchent sans le soutien d’un professionnel de la santé.
Selon l’Organisation mondiale de la santé, dans le nord du pays, on compte en moyenne 504 décès maternels par 100 000 naissances vivantes ; mais Mme Elkarib estime que dans le sud, cette proportion est de 800 par 100 000, et les données produites l’an dernier par le Fonds des Nations Unies pour la population font état de 2 030 décès maternels par 100 000 naissances vivantes, soit l’un des pourcentages les plus élevés au monde.
Redistribution du pouvoir et des ressources
La décentralisation – exigée par de nombreux organismes subventionnaires – a pour objet de faire en sorte que le pouvoir et les ressources ne soient plus détenus par le gouvernement central mais bien répartis entre chacun des 26 États du Soudan, pour le mieux-être de tous les Soudanais.
Au Soudan, la décentralisation s’est faite progressivement, et le processus est toujours en cours. En 1991, la loi sur les gouvernements locaux a divisé le Soudan en neuf États, comportant 69 provinces et 219 conseils locaux, ou localités. En 1993, le Soudan a été divisé de nouveau en 26 États, 188 provinces et 531 localités. Plusieurs réorganisations ont eu lieu par la suite et, en 2003, le Soudan se composait de 26 États, de 127 provinces (renommées « localités ») et de 134 unités administratives. La responsabilité des services de base, tels l’éducation, la santé et l’approvisionnement en eau, a été dévolue aux gouvernements locaux mais, comme l’ont révélé les travaux de recherche de Mme Elkarib, la gestion des budgets est demeurée centralisée. La majorité des États ne disposent ni des ressources ni des revenus nécessaires pour offrir des services efficaces, dit-elle.
Khartoum, la capitale, continue d’avoir une solide mainmise sur le pouvoir et les budgets. Malheureusement, le modèle de décentralisation imposé par la constitution du Soudan et l’accord de paix global conclu en 2005 a entraîné une détérioration de l’accès des femmes aux services de santé et d’éducation, conclut Asha Elkarib.
Le projet de deux ans du Gender Centre for Research and Training, rendu possible grâce au financement du Centre de recherches pour le développement international, organisme canadien, constitue la première recherche menée au Soudan sur les répercussions de ce mode de gouvernance sur les femmes.
« Il n’y a jamais eu de décentralisation financière. Le gouvernement est très réticent à jeter du lest, a précisé Mme Elkarib, économiste rurale de formation, lors de son passage au siège du CRDI à Ottawa, l’automne dernier.
Il s’ensuit que la majorité des États bénéficient de peu de transferts fiscaux du gouvernement central, et que ces transferts sont effectués de manière peu systématique, « sans tenir compte des besoins et de la taille de l’État », précise Asha Elkarib.
Détérioration des services de santé
Afin de pallier l’insuffisance de revenus, chaque État impose ses propres taxes et frais d’utilisation, surtout dans les secteurs de la santé et de l’éducation, dit Mme Elkarib. Les collectivités locales font de même. Dans les grands centres urbains, cette formule a entraîné la création d’un système « à deux vitesses » – les hôpitaux et l’accès aux médecins s’améliorent dans le secteur privé, mais se détériorent dans le secteur public.
Les coûts, la répartition inégale des installations de santé et les difficultés de transport sont différents facteurs qui limitent l’accès aux soins de santé, explique Mme Elkarib. Les installations étaient déjà inégalement réparties, mais la décentralisation a aggravé la situation ; les différents États ne disposant pas tous des mêmes ressources, la disponibilité, l’efficacité et la qualité des installations et des services qu’ils sont en mesure d’offrir diffèrent grandement, ont révélé les travaux de recherche d’Asha Elkarib.
Dans le nord du Soudan, certaines femmes doivent voyager pendant trois jours pour se rendre à l’hôpital le plus près. Dans les États du sud, pour se rendre à l’hôpital, une femme en travail peut devoir effectuer un trajet de deux jours à dos de chameau. « C’est pourquoi elles préfèrent rester chez elles », dit Mme Elkarib.
L’accès aux médecins est également difficile ; dans l’est du Soudan, il n’y a pas une seule femme gynécologue, et les femmes n’ont pas le droit de consulter un homme.
L’accroissement des inégalités au sein de la population est également lié aux infrastructures et aux capacités institutionnelles des États et des collectivités locales, parce que la décentralisation ne s’est pas faite partout de façon uniforme et en même temps.
Les filles n’ont pas accès à l’éducation
Le secteur de l’éducation est également gravement touché. Sous le régime décentralisé, le ministère fédéral de l’Éducation est chargé de la planification, de la formation, de l’élaboration des programmes de cours, de l’évaluation et des relations étrangères. Le gouvernement fédéral a décidé de ne plus financer les programmes d’éducation préscolaire, et il ressort de la recherche d’Asha Elkarib que cela constitue un grave obstacle pour bon nombre de familles pauvres. La gestion de ces programmes et d’autres secteurs de l’éducation incombe maintenant aux gouvernements locaux et d’État, de sorte que les taux d’inscription et d’alphabétisation différent énormément d’un État à l’autre. De nombreux établissements locaux ne se sont guère préoccupés de planification à l’échelle locale, et les États disposant de moins de ressources ont du mal à recruter des enseignants et à les conserver, et parviennent difficilement à entretenir leurs installations. Dans l’est du Soudan, par exemple, les administrations locales ont la responsabilité de verser les salaires des enseignants, d’entretenir les écoles et de fournir les manuels scolaires. Il s’ensuit que les gouvernements locaux tentent de financer l’éducation en imposant des droits d’utilisation ou différentes autres formes de taxes.
Ils doivent alors aller chercher l’argent directement dans les poches des gens, dit Mme Elkarib. Tant la constitution que l’accord de paix global prévoient que l’éducation de base doit être gratuite, mais dans les faits, ce n’est pas le cas, précise-t-elle.
Ces coûts ont eu une incidence directe sur les filles, particulièrement dans les zones rurales. Les familles choisissent d’envoyer les garçons à l’école et de garder les filles à la maison pour travailler dans les champs, transporter l’eau et s’occuper des enfants.
Pour l’ensemble du Soudan, l’analphabétisme se chiffre aux environs de 50 %. Mais ce pourcentage grimpe à 84 % parmi les femmes. Le taux d’alphabétisme varie également beaucoup d’un État à l’autre. Ainsi, dans l’État de Khartoum, l’écart entre les hommes et les femmes est pour ainsi dire négligeable – 50 % pour les hommes et 57 % pour les femmes. C’est au Darfour Sud que le taux d’analphabétisme est le plus élevé, seulement 24 % de la population sachant lire et écrire. Dans l’est du Soudan, 80 % des filles et 60 % des garçons quittent l’école après leur quatrième année.
Absence d’élections démocratiques
Selon Mme Elkarib, une partie du problème vient de ce que la décentralisation au Soudan ne s’est pas accompagnée d’élections démocratiques. Si, en règle générale, la décentralisation du pouvoir donne aux femmes la possibilité de participer davantage au régime politique, au Soudan, la décentralisation a eu lieu sous un gouvernement militaire, non démocratique. Les travaux de recherche de Mme Elkarib révèlent que la majorité des gens qui travaillent au parlement fédéral et aux parlements d’État sont nommés par le parti au pouvoir, lequel défend ses propres intérêts. Ainsi, peu de femmes détiennent des postes politiques ou parviennent aux échelons supérieurs de la fonction publique. Par exemple, au ministère de la Santé, les femmes occupent uniquement des fonctions administratives.
Asha Elkarib fait observer que les gens supposent que les régimes décentralisés sont bons parce qu’ils garantissent une gouvernance plus responsable et plus proche du quotidien des gens.
Ses travaux de recherche l’amènent à conclure que la décentralisation ne s’est pas faite uniformément au Soudan. Dans de nombreux États, la situation des femmes et des filles est pire qu’avant la décentralisation, en grande partie parce que les États et les collectivités locales doivent assumer de nouvelles responsabilités sans avoir les ressources et les outils fiscaux appropriés pour mettre en œuvre les programmes qu’ils sont chargés d’offrir.
Faire changer les choses
En dépit de ces difficultés, Mme Elkarib indique que ses données statistiques ont contribué à faire changer les choses. Les ministres de l’Éducation, de la Santé, du Travail et de l’Agriculture se sont réunis récemment pour discuter de la situation des femmes. Le Gender Centre for Research and Training agit maintenant à titre de consultant dans le domaine de l’instruction des filles, et participe à l’élaboration d’une stratégie nationale à cet égard. Par ailleurs, la Banque du Soudan envisage de retenir les services d’un chercheur du centre en qualité de consultant dans le cadre de la conception d’une stratégie de microcrédit et de finances à l’intention des femmes.
Asha Elkarib croit que les élections démocratiques prévues pour la fin de 2008 ou le début de 2009 pourraient améliorer la situation des femmes.
« Je n’ai jamais perdu espoir », dit Asha Elkarib, qui se considère une féministe de la première heure – en 1971, à l’âge de 18 ans, elle adhérait à l’Union des Soudanaises, organisation aujourd’hui disparue. « On peut parfois être déçu des réalisations dans l’arène politique… mais il suffit alors d’aller travailler avec des organisations de femmes, au sein des collectivités, pour sentir que nous pouvons faire bouger les choses. »
« La lutte se poursuit », ajoute-t-elle.
Laura Eggertson est rédactrice à Ottawa.
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Source : AWID