Genre en action

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Un impact possible des séances d’éducation à la vie affective et sexuelle : s’approprier le concept de « genre » pour penser « par soi-même »

lundi 9 février 2009, par Béatrice Cascales

L’intégration du genre dans le travail d’éducation à la vie affective et sexuelle peut avoir un impact sur les adolescents auxquels il s’adresse, notamment en leur permettant de d’appréhender le genre à travers l’expérience de la rencontre avec les autres, dans une confrontation respectueuse des idées.

La mise en œuvre du projet politique du Mouvement Français pour le Planning Familial passe notamment par la création d’espaces de parole sous différentes formes, auprès de différents publics.
L’un des objectifs de ces espaces de parole est de favoriser une réflexion sur la sexualité et le vécu des relations qui intègre les dimensions biologique, affective, psychologique, relationnelle, sociale, culturelle, historique...
La réflexion est un phénomène difficile à apprécier ou à mesurer objectivement. En revanche, elle peut apparaître à travers des changements d’opinions, que l’on peut essayer de repérer.

Pour ce faire, une question a été intégrée au questionnaire proposé à la fin des séances d’éducation à la sexualité en milieu scolaire (élèves de collèges, lycées et lycées professionnels). Cette interrogation était formulée ainsi : « Y a-t-il un/des sujets sur le(s)quels vous avez changé d’avis ? Si oui, expliquez… »
A cette question, 12,5 % des participants (soient 137 filles et 85 garçons, sur un effectif total de 1776 personnes) ont répondu par l’affirmative. Quelques (rares) jeunes se sont aussi permis de commenter leur non-changement d’opinion, montrant ainsi qu’ils avaient compris l’enjeu de ces rencontres et avaient su y « résister ».
Bien sûr, ce pourcentage peut paraître faible, mais il n’est cependant pas anodin ; tout comme la proportion de filles et de garçons que nous nous garderons bien d’interpréter, au risque de dire des bêtises du genre :
- Les garçons sont moins influençables que les filles.
ou
- Les filles réfléchissent plus que les garçons.

Et c’est précisément le concept de « genre », qui, s’il n’est jamais nommé, sous-tend beaucoup des propos qui sont tenus.
On peut définir le genre comme un système de représentations sociales du masculin et du féminin qui fonctionne comme un modèle normatif de l’identité et qui structure la relation à soi et aux autres.
Comme le dit très justement Erving GOFFMAN dans « l’arrangement des sexes », « le genre est l’opium du peuple, et non la religion ».

Parmi toutes les explications livrées par les jeunes, les exemples que nous avons relevés et que nous allons commenter montrent comment, pendant les animations, les interactions entre les participants peuvent entraîner une déconstruction/reconstruction de certaines représentations sociales concernant le rapport à soi et aux autres, la sexualité…

Ce processus apparaît à travers différentes prises de conscience telles que :

- L’identification des différentes expressions du genre en termes d’inégalités mais aussi d’incapacités acquises à dire ou à faire certaines choses :

« Respecter la femme - avant pour moi les femmes étaient inférieures »
« Sur l’égalité des sexes entre hommes/femmes car je pense que les femmes sont vues comme inférieures »
« J’ai compris que les garçons ont autant de sentiments que nous mais qu’ils n’ont pas le droit de les exprimer »
« Les garçons peuvent aider les filles à faire le ménage »

Ces remarques témoignent d’une remise en question de la domination masculine instituée ou intériorisée ; mais aussi de la compréhension des difficultés et des limites imposées aux « dominants ». Au delà du jeu des apparences de force physique et psychique des garçons, le fait de ne pas s’autoriser à montrer certains sentiments ou émotions peut être une vraie souffrance, même si celle-ci n’est pas forcément vécue comme telle.

- La compréhension de ce qu’est le genre en tant que modèle culturel, social et éducatif de l’identité :

« Si les garçons sont comme ça c’est grâce à l’éducation »

Cette réflexion montre à la fois comment l’éducation forme et formate les garçons selon le modèle du masculin, tout en marquant la valorisation du masculin par l’usage du mot « grâce ».

« Tout le monde est différent et les femmes comme les hommes ne peuvent pas être mis dans le même sac »

En affirmant la singularité de tout être humain au delà de son sexe, cette personne semble penser que le fait d’avoir un sexe masculin ou féminin ne devrait avoir aucune implication sur la façon d’être ou de se comporter. Pour le dire autrement cette phrase pourrait signifier le refus du genre comme modèle de construction binaire et obligatoire de l’identité.

« Les femmes et les hommes sont les mêmes et les hommes doivent prendre le temps d’écouter les femmes »

Cette dernière phrase est particulièrement intéressante : elle énonce l’absence de différence essentielle entre les hommes et les femmes en même temps qu’elle reprend le stéréotype selon lequel « les hommes n’écoutent pas les femmes ». On voit bien, à travers ce type d’exemple, la prégnance du genre dans toute pensée, même lorsque celle-ci veut le rejeter.

Ces propositions interrogent l’identité, et ses liens avec le genre. Dans son livre « Trouble dans le genre », Judith BUTLER pose les bonnes questions : « Mais alors de quoi parle-t-on lorsqu’on parle d’ « identité » ? Et qu’est-ce qui nous fait croire que les identités sont identiques à elles-mêmes, qu’elles le restent dans le temps, dans leur unité et leur cohérence interne ? Question plus importante encore, comment de telles suppositions structurent-elles les discours sur l’ « identité de genre » ? Il serait faux de penser qu’il faudrait d’abord discuter de l’ « identité » en général pour pouvoir parler de l’identité de genre en particulier, et ce pour une raison très simple : les « personnes » ne deviennent intelligibles que si elles ont pris un genre (becoming gendered) selon les critères distinctifs de l’intelligibilité de genre.../... Dans quelle mesure les pratiques régulatrices de formation et de division du genre constituent-elles l’identité, la cohérence interne du sujet et, même, l’identité de la personne ? Dans quelle mesure l’ « identité » est-elle un idéal normatif plutôt qu’un fait descriptif de l’expérience ?.../... En d’autres termes, la « cohérence » et la « constance » de la « personne » ne sont pas des attributs logiques de la personne ni des instruments d’analyse, mais plutôt des normes d’intelligibilité socialement instituées et maintenues ». (p. 83 et 84)

- La dissociation des termes du « système sexe-genre-désir »

Dans les commentaires qui suivent, on voit comment l’intégration du genre dans la façon de penser les relations amoureuses et la sexualité permet de défaire les liens qui semblent attacher « naturellement » ensemble l’identité sexuée, l’identité de genre et la sexualité :

« Les garçons ont autant de sentiments que les filles au cours d’un rapport sexuel et ce ne sont pas tous des obsédés »
« Sur le fait que les filles, même si elles ne le montrent pas pensent elles aussi beaucoup au sexe »
« La première fois ça angoisse aussi les garçons »
« Sur le sujet que les hommes sont pervers, ce n’est pas vrai »
« L’homme peut avoir des sentiments autant que la femme et l’homme peut se retenir… »
« La femme a le droit d’avoir plusieurs relations sans qu’on la traite de fille facile »
« J’ai compris que la femme avait aussi du plaisir lors de la relation »

Le système « sexe-genre-désir » est un système sexuel normatif dominant qui prescrit les façons d’être des sujets masculins et féminins ainsi que leurs relations. Dans cette doctrine, le sexe détermine l’identité sexuelle - le genre - qui détermine l’orientation du désir sexuel vers l’autre sexe.
D’une part le genre est censé être l’expression extérieure et visible d’un « noyau » interne, autrement dit d’une essence féminine ou masculine. D’autre part, les sexualités des hommes et des femmes ont des caractéristiques spécifiques qui les distinguent et les opposent l’une à l’autre. Tout écart de présentation de soi ou de conduite sexuelle par rapport à son genre est stigmatisé voire pathologisé, comme l’explique Judith BUTLER : « L’identité étant fixée par des concepts stabilisants tels le sexe, le genre et la sexualité, l’idée même de personne est mise en question par l’émergence culturelle d’êtres marqués par le genre de façon « incohérente » ou « discontinue », des êtres qui apparaissent bel et bien comme des personnes, mais qui ne parviennent pas à se conformer aux normes d’intelligibilité culturelle, des normes marquées par le genre et qui définissent ce qu’est une personne. Les genres « intelligibles » sont ceux qui, en quelque sorte, instaurent et maintiennent une cohérence et une continuité entre le sexe, le genre, la pratique sexuelle et le désir. » (op.cit., p 84)
On peut penser aujourd’hui que ce système est un peu ébranlé, dans la mesure où l’on constate en effet une certaine acceptation de sexualités jugées auparavant malsaines ou anormales (sexualité hors mariage, homosexualité).
Mais au-delà, il est intéressant de voir par exemple comment l’orientation homosexuelle de certaines personnes peut être tout à fait bien « acceptée », quand leur présentation de genre pose problème. Ainsi, on pourra entendre dire d’une lesbienne jugée trop « masculine » qu’elle a un « problème avec sa féminité ». Son apparence masculine peut aussi être rejetée parce qu’elle renvoie au stéréotype de la « camionneuse » ; mais si elle était féminine, elle pourrait être considérée comme une lesbienne qui reste une « vraie femme » parce qu’elle « assume bien sa féminité ». Ce type de jugements montre la persistance du genre, même lorsque les normes sexuelles se desserrent.
Tout se passe comme s’il y avait des identités féminine ou masculine normales ou vraies – qui seraient le résultat de la nécessaire intégration de la différence des sexes (toujours présentée, au même titre que la différence des générations, comme étant au fondement de l’humanité) - et des identités fausses, parce qu’atypiques ou caricaturales.

Il peut être alors intéressant de s’interroger sur les relations qui existent entre le genre et le sexe/la différence des sexes.
Sabine PROKHORIS explique dans son livre « Le sexe prescrit, la différence sexuelle en question » que la différence des sexes n’est pas un fait de la nature lié à la sexuation, mais « une façon, parmi d’autres possibles, d’interpréter, de traiter la relation, et donc forcément les décalages, entre les choses observées .../... Bien des théories ont en effet considéré les deux sexes comme ne différant guère au bout du compte, les mêmes organes étant supposés exister chez l’un et l’autre sexe, à ceci près que chez les mâles ils seraient externes, et internes chez les femelles. Et qu’il n’y aurait pas de différence des sexes, seulement une différence des genres. Comme quoi si nous laissons de côté la question de la validité scientifique de l’une ou l’autre de ces théories pour en retenir que ce qui nous intéresse ici, à savoir les règles de traduction d’un donné, la représentation « différencedessexes » n’est pas si universellement répandue qu’on peut en croire nos anthropologues et nos psychanalystes. Et qu’en tout cas la question du sexe ne relève pas moins que celle du genre d’une construction, quoique selon d’autres tracés fantasmatiques.../... Si la « différencedessexes » n’est en effet pas réductible à la différence des genres, c’est à dire à un simple ensemble de marqueurs culturels, ce n’est pas parce qu’elle serait « naturelle », et que la culture saurait, avec plus ou moins de bonheur, la magnifier, mais parce que la version de la question du sexe qu’elle établit est inconsciente. Ou plus exactement qu’elle est assujettie à ces déterminations fortes que sont les déterminations inconscientes, fruit des liens qui nous font advenir d’une façon plutôt que d’une autre au monde des humains. .../... C’est à dire que pour n’être, en tant qu’ « hommes », « femmes », « enfants » que des effets de discours, au sens où nous l’avons explicité jusqu’à présent, ces « hommes », ces « femmes », ces « enfants » n’en sont pas moins très réellement ce que disent ces discours. « Une femme est une femme » : la tautologie, ici, indique, dans sa valeur de constat, que ce qui a été fabriqué existe désormais massivement, bel et bien, dans le monde tel qu’il va (et ne va pas, car il respire). Autrement dit, la « différencedessexes », par exemple, a beau n’être qu’une construction, c’en est une en béton armé, ou plutôt en corps et âme. » (p 146, 147, 151 et 306).
Judith BUTLER va dans le même sens en critiquant la distinction sexe/genre qui fait du sexe un fait de nature et du genre une construction de la culture : « En conséquence, le genre n’est pas à la culture ce que le sexe est à la nature ; le genre, c’est aussi l’ensemble des moyens discursifs/culturels par quoi la « nature sexuée » ou un « sexe naturel » est produit et établi dans un domaine « prédiscursif », qui précède la culture, telle une surface politiquement neutre sur laquelle intervient la culture après coup ». (op.cit. p 69)

Si elles ont moins de portée que ces dernières réflexions théoriques sur le genre et l’identité sexuelle, les considérations des adolescents que avons présentées et commentées se réfèrent néanmoins à la même problématique, que l’on pourrait définir comme la conscience « double » :

- du genre en tant que représentation sociale que l’on peut décrire, analyser, et qui est sujet à transformation.

- du ressenti de l’emprise psychique du genre sur la subjectivité de tout un chacun.

L’intervenant.e qui a fait du genre un outil d’analyse et de réflexion va pouvoir l’intégrer à sa pratique et faciliter chez les participants l’émergence de ces prises de conscience. Sans chercher à « enseigner » le genre, mais en leur permettant de l’appréhender à travers l’expérience de la rencontre avec les autres, dans une confrontation respectueuse des idées.

Sources :
Erving GOFFMAN, L’arrangement des sexes – La dispute 2002
Judith BUTLER, Trouble dans le genre – La découverte 2005
Sabine PROKHORIS, Le sexe prescrit la différence sexuelle en question – Flammarion 2000